6

Où les aubes ne sont que
l’illusion de la beauté du monde.

L’arôme du café me réveilla. Une odeur qui ne me surprenait plus le matin depuis des années. Bien avant Rosa. La tirer du lit n’était pas une mince affaire. La voir se lever pour préparer le café relevait du miracle. Carmen peut-être ? Je ne savais plus. Je sentis le pain grillé et décidai de me lever. Babette n’était pas rentrée. Elle s’était couchée contre moi. J’avais posé ma tête sur son épaule. Son bras m’avait enveloppé. Je m’étais endormi. Sans un mot de plus. J’avais tout dit. De mon désespoir, de mes haines, et de ma solitude.

Sur la terrasse, le déjeuner était prêt. Bob Marley chantait Stir it Up. Ça allait bien avec cette journée. Ciel bleu, mer d’huile. Le soleil déjà au rendez-vous. Babette avait enfilé mon peignoir de bain. Elle beurrait des tartines, une cigarette au bec, en se mouvant, presque imperceptiblement, au rythme de la musique. Le bonheur exista l’éclair d’une seconde.

— J’aurais dû t’épouser, dis-je.

— Arrête tes conneries !

Et au lieu de me tendre ses lèvres, elle m’offrit sa joue. Elle instaurait un nouveau rapport entre nous. Nous avions basculé dans un monde où le mensonge n’existait plus. Je l’aimais bien, Babette. Je le lui dis.

— T’es complètement fêlé, Fabio. T’es un malade du cœur. Moi du cul. Nos chemins peuvent pas se croiser. Elle me regarda comme si elle me voyait pour la première fois. Et je préfère ça, finalement. Parce que moi aussi, je t’aime bien.

Son café était délicieux. Elle m’expliqua qu’elle allait proposer une enquête sur Marseille à Libé. La crise économique, la mafia, le football. Histoire de se faire rétribuer les informations qu’elle ramènerait pour moi. Elle était partie en me promettant d’appeler d’ici deux à trois jours.

Je restai à fumer des cigarettes, en regardant la mer. Babette m’avait brossé un tableau précis de la situation. Le Milieu marseillais était fini. La guerre des chefs l’avait affaibli et personne aujourd’hui n’avait l’envergure d’un capi. Marseille n’était plus qu’un marché, convoité par la Camorra napolitaine, dont toute l’activité est centrée sur le trafic d’héroïne et de cocaïne. Il Mondo, un hebdomadaire milanais, avait estimé, en 1991, les chiffres d’affaires des camorristes Carmine Alfieri et Lorenzo Nuvoletta respectivement à 7 et 6 milliards de dollars. Deux organisations se disputaient Marseille depuis dix ans. La Nouvelle Camorra organisée de Raffaele Cutolo, et la Nouvelle Famille des clans Volgro et Giuliano.

Zucca avait choisi son camp. La Nuova Famiglia. Il avait laissé la prostitution, les boîtes de nuit, et les jeux. Une partie à la mafia arabe, et l’autre aux truands marseillais. Il gérait pour ces derniers cet ersatz de l’empire corse. Ses vraies affaires, il les faisait avec le camorriste Michèle Zaza, dit O Pazzo, le fou. Zaza opérait sur l’axe Naples, Marseille et Sint Marteens, la partie hollandaise de l’île de Saint-Martin aux Antilles. Pour lui, il recyclait les profits de la drogue dans des supermarchés, des restaurants et des immeubles. Le boulevard Longchamp, un des plus beaux de la ville, était pratiquement à eux.

Zaza était « tombé » un mois plus tôt à Villeneuve-Loubet, près de Nice, lors d’une opération « Mare verde ». Mais cela ne changeait rien à l’histoire. Zucca, habilement, presque avec génie, avait développé de puissants réseaux financiers à partir de Marseille avec la Suisse et l’Allemagne. Zucca était protégé par les Napolitains. Tout le monde le savait. L’abattre relevait de la folie furieuse.

J’avais dit à Babette que c’était Ugo qui avait descendu Zucca. Pour venger Manu. Et que je ne voyais pas qui avait pu lui foutre pareille idée en tête, ni pourquoi. J’appelai Batisti.

— Fabio Montale. Ça te dit quelque chose ?

— Le flic, répondit-il après un court silence.

— L’ami de Manu, et d’Ugo. Il eut un petit rire ironique. Je veux te voir.

— Je suis très occupé, tous ces jours.

— Moi pas. Je suis même libre à midi. Et j’aimerais bien que tu m’invites dans un endroit sympa. Pour causer, toi et moi.

— Sinon ?

— Je peux te faire chier.

— Moi aussi.

— Mais toi, t’aimes pas trop la pub, à ce que je sais.

 

J’étais arrivé au bureau en pleine forme. Et déterminé. J’avais les idées claires, et je savais que je voulais aller jusqu’au bout, pour Ugo. Pour Leila, je m’en remettais à l’enquête. Pour l’instant. J’étais descendu dans la salle d’appel accomplir le rite hebdomadaire de la constitution des équipes.

Cinquante bonshommes en tenue. Dix voitures. Deux cars. Équipes de jour, équipes de nuit. Les affectations par secteurs, cités, supermarchés, stations-service, banques, bureaux de poste, lycées. La routine. Des types que je ne connaissais pas, ou peu. C’était rarement les mêmes. Un recul sur la mission qui m’avait été confiée. Des jeunes, des vieux. Des pères de famille, des jeunes mariés. Des pères peinards, des jeunes va-t-en-guerre. Pas racistes, juste avec les Arabes. Et les Noirs, et les Gitans. Je n’avais rien à dire. Seulement faire les équipes. Je faisais l’appel, et je décidais les équipiers à la gueule des types. Ça ne donnait pas toujours les meilleurs résultats.

Parmi les gars, un Antillais. C’était le premier qu’on m’envoyait. Grand, baraqué, cheveux ras. Je n’aimais pas ça. Ces mecs-là, ils se croient plus français qu’un Auvergnat. Les Arabes, c’est pas vraiment leur verre de rhum. Ni les Gitans.

J’en avais côtoyé à Paris, au commissariat de Belleville. Ils leur faisaient salement payer aux autres, de ne pas être auvergnats. L’un d’eux m’avait dit : « Des beurs, t’en vois pas chez nous. Z’ont, comme qui dirait, choisi leur camp, tu vois ! » Je n’avais pas le sentiment d’appartenir à un camp. Simplement d’être au service de la justice. Mais le temps, c’est à lui qu’il donnait raison. Ces gars-là, je les préférais à la Poste, ou à EDF. Luc Reiver répondit à l’appel de son nom. Je le mis avec trois vieux. Et vogue la galère !

Les belles journées n’existent qu’au petit matin. J’aurais dû m’en souvenir. Les aubes ne sont que l’illusion de la beauté du monde. Quand le monde ouvre les yeux, la réalité reprend ses droits. Et l’on retrouve le merdier. C’est ce que je me dis quand Loubet entra dans mon bureau. Je le compris, parce qu’il resta debout. Les mains dans ses poches.

— La petite, elle a été tuée vers les 2 heures du mat’, le samedi. Avec la chaleur, les mulots… Cela aurait pu être encore plus dégueulasse que ce que tu as vu. Ce qui s’est passé avant, on l’ignore. D’après le labo, ils l’ont violée à plusieurs. Le jeudi, le vendredi. Mais pas là où on l’a trouvée… Par-devant et par-derrière, si tu veux savoir.

— Je m’en fous, des détails.

De la poche droite de sa veste, il sortit un petit sac plastique. Une à une, il posa devant moi trois balles.

— On les a retirées du corps de la petite.

Je le regardais. J’attendais. Il sortit de la poche gauche un autre petit sac. Il posa deux balles, parallèlement aux autres.

— Celles-là, on les a retirées d’Al Dakhil et de ses gardes du corps.

Elles étaient identiques. Les mêmes armes. Les deux tueurs étaient les violeurs. Ma gorge se sécha.

— Et merde ! articulai-je avec peine.

— L’enquête est close, Fabio.

— Il en manque une.

Je désignais la troisième balle. Celle d’un Astra spécial. Son regard soutint le mien.

— Ils s’en sont pas servis, samedi soir.

— Ils n’étaient que deux. Un troisième homme est dans la nature.

— Un troisième ? Où t’as pêché ça ?

J’avais une théorie sur les viols. Un viol ne pouvait être le fait que d’une, ou de trois personnes. Jamais de deux. À deux, il y en a toujours un qui n’a rien à glander. Faut attendre son tour. Seul, c’était le classique. À trois, un jeu pervers. Mais c’était une théorie que je venais de bâtir. Sur une intuition. Et par colère. Parce que je me refusais à admettre que l’enquête était close. Il devait en rester un, parce qu’il fallait que je le retrouve.

Loubet me regarda d’un air désolé. Il ramassa les balles et les rangea dans leur sachet.

— Je suis ouvert à toutes les hypothèses. Mais… Et j’ai encore quatre affaires sur les bras.

Il tenait la balle de l’Astra spécial entre les doigts.

— C’est celle qui a perforé le cœur ? je demandai.

— J’en sais rien, dit-il surpris. Pourquoi ?

— J’aimerais savoir.

Une heure après, il me rappelait. Il confirmait. C’était bien la balle qui avait perforé le cœur de Leila. Bien sûr, ça ne menait à rien. Cela conférait seulement à cette balle un mystère que je voulais éclaircir. Au ton de sa réponse, je devinai que Loubet ne considérait pas l’affaire comme totalement classée.

 

Je retrouvai Batisti au Bar de la Marine. Sa cantine. C’était devenu le rendez-vous des skippers. Au mur, il y avait toujours la toile de Louis Audibert représentant la partie de cartes de Marius, et la photo de Pagnol et sa femme sur le port. À une table derrière nous, Marcel, le patron, expliquait à deux touristes italiens que, oui, c’est bien là, que le film a été tourné. Le plat du jour, supions frits et gratin d’aubergines. Avec un petit rosé des caves du Rousset, réserve du patron.

J’étais venu à pied. Pour le plaisir de flâner sur le port, en mangeant des cacahuètes salées. J’aimais cette promenade. Quai du port, quai des Belges, quai de Rive-Neuve. L’odeur du port. Mer et cambouis.

Les poissonnières, toujours en voix, vendaient la pêche du jour. Daurades, sardines, loups et pageots. Devant l’étal d’un Africain, un groupe d’Allemands marchandait de petits éléphants en ébène. L’Africain aurait raison d’eux. Il rajouterait un faux bracelet en argent, avec un faux poinçon. Il consentirait cent francs sur le tout. Il serait encore gagnant. J’avais souri. C’est comme si je les avais toujours connus. Mon père me lâchait la main, et je courais vers les éléphants. Je m’accroupissais pour les voir de plus près. Je n’osais pas les toucher. L’Africain me regardait en roulant ses yeux. Ce fut le premier cadeau de mon père. J’avais quatre ans.

Avec Batisti, j’y allai au flan.

— Pourquoi t’as branché Ugo sur Zucca ? C’est tout ce que je veux savoir. Et qui y gagne quoi ?

Batisti était un vieux renard. Il mastiqua avec application, finit son verre de vin.

— Qu’est-ce que tu sais ?

— Des choses, que je devrais pas savoir.

Ses yeux cherchèrent dans les miens les indices du bluff. Je ne cillai pas.

— Mes informateurs étaient formels.

— Arrête, Batisti ! Tes informateurs, je m’en tape. Y en a pas ! C’est ce qu’on t’a dit de dire, et tu l’as dit. T’as envoyé Ugo faire ce que personne n’avait les couilles de risquer. Zucca était sous protection. Et Ugo, après, il s’est fait dessouder. Par des flics. Bien informés. Un piège.

J’avais l’impression de pêcher à la palangre. Plein d’hameçons, et j’attendais les touches. Il avala son café, et j’eus le sentiment d’avoir épuisé mon crédit.

— Écoute, Montale. Y a une version officielle, tu t’y tiens. T’es flic de banlieue, reste-le. T’as un joli cabanon, tâche de le garder. Il se leva. Les conseils sont gratuits. L’addition est pour moi.

— Et pour Manu ? Tu sais rien non plus ? Tu t’en tapes !

Je dis ça par colère. J’étais con. J’avais lâché les hypothèses que j’avais échafaudées. Autant dire rien de solide. Je ne ramenais qu’une menace, à peine voilée. Batisti n’était venu que pour s’informer de ce que je savais.

— Ce qui vaut pour Ugo vaut pour Manu.

— Mais tu l’aimais bien, Manu. Non ?

Il me jeta un mauvais regard. J’avais fait mouche. Mais il ne me répondit pas. Il se leva et partit vers le comptoir, l’addition à la main. Je le suivis.

— Je vais te dire, Batisti. Tu viens de me baiser la gueule, OK. Mais crois pas que je vais laisser tomber. Ugo est passé par toi, pour avoir un tuyau. Tu l’as niqué en beauté. Il voulait juste venger Manu. Alors je vais pas te lâcher. Il ramassa la monnaie. Je posai ma main sur son bras et approchai mon visage de son oreille. Je murmurai : Encore une chose. T’as tellement peur de crever, que tu es prêt à tout. Tu chies dans ton froc. T’as pas d’honneur, Batisti. Quand je saurai, pour Ugo, je t’oublierai pas. Crois-moi.

Il dégagea son bras, me regarda tristement. Avec pitié.

— On te fera la peau avant.

— Ça vaudrait mieux pour toi.

Il sortit sans se retourner. Je le suivis des yeux, un instant. Je commandai un autre café. Les deux touristes italiens se levèrent et partirent dans une profusion de « Ciao, ciao ».

 

Si Ugo avait encore de la famille à Marseille, elle ne devait pas lire les journaux. Personne ne s’était manifesté après qu’il s’était fait descendre, ni après la parution de l’avis de décès que j’avais passé dans les trois quotidiens du matin. L’autorisation d’inhumer avait été délivrée vendredi. Il m’avait fallu choisir. Je ne souhaitais pas le voir partir à la fosse commune, comme un chien. J’avais cassé ma tirelire et pris sur moi les frais d’enterrement. Je ne partirais pas en vacances cette année. De toute façon, je ne partais jamais en vacances.

Les types ouvrirent le caveau. C’était celui de mes parents. Il y avait encore une place pour moi, là-dedans. Mais j’étais décidé à prendre mon temps. Mes parents, je ne voyais pas en quoi cela pouvait les gêner, d’avoir un peu de visite. Il faisait une chaleur d’enfer. Je regardai le trou sombre et humide. Ugo, il n’allait pas aimer ça. Personne d’ailleurs. Leila non plus. On l’enterrait demain. Je n’avais pas encore décidé si j’irais ou pas. Pour eux, Mouloud et ses enfants, je n’étais plus qu’un étranger. Et un flic. Qui n’avait rien pu empêcher.

Tout se déglinguait. J’avais vécu ces dernières années avec tranquillité et indifférence. Comme absent au monde. Rien ne me touchait vraiment. Les vieux copains qui n’appelaient plus. Les femmes qui me quittaient. Mes rêves, mes colères, je les avais mis en berne. Je vieillissais sans plus aucun désir. Sans passion. Je baisais des putes. Et le bonheur était au bout d’une canne à pêche.

La mort de Manu était venue secouer tout cela. Sans doute trop faiblement sur mon échelle de Richter. La mort d’Ugo, c’était la claque. En pleine gueule. Qui me tirait d’un vieux sommeil pas propre. Je me réveillais en vie, et con. Ce que j’avais pu penser de Manu et d’Ugo ne changeait rien à mon histoire. Eux, ils avaient vécu. J’aurais aimé parler avec Ugo, lui faire raconter ses voyages. Assis sur les rochers, la nuit, aux Goudes, nous ne rêvions que de cela, partir à l’aventure.

« Nom dé Diou ! Pourquoi qu’ils veulent courir si loin ! », avait gueulé Toinou. Il avait pris Honorine à témoin. « Y veulent voir quoi, ces minots ? Hein ! Vé, tu peux me le dire ! Tous les pays y sont ici. Des types de toutes les races. Des échantillons de toutes les latitudes. » Honorine avait posé devant nous une assiette de soupe de poisson.

— Nos pères, y sont venus d’ailleurs. Ils sont arrivés dans cette ville. Vé ! Ce qu’ils cherchaient, ils te l’ont trouvé ici. Et, dé Diou, même que si c’est pas vrai, y te sont restés là.

Il avait repris son souffle. Puis nous avait regardés avec colère.

— Goûtez ça ! avait-il crié en désignant les assiettes. C’est un remède contre les conneries !

— On meurt ici, avait osé Ugo.

— On meurt aussi ailleurs, mon gari ! C’est pire.

Ugo était revenu et il était mort. Fin du voyage. Je fis un signe de la tête. Le cercueil fut avalé par le trou sombre et humide. Je ravalai mes larmes. Un goût de sang me resta dans la bouche.

 

Je m’arrêtai au siège de Taxis Radio, au coin des boulevards de Plombière et de la Glacière. Je voulais éclaircir cette piste, celle du taxi. Elle ne mènerait peut-être à rien, mais c’était le seul fil qui reliait les deux tueurs de la place de l’Opéra à Leila.

Le type du bureau feuilletait une revue porno, d’un air las. Un parfait mia. Cheveux longs sur la nuque, brushing d’enfer, chemise fleurie ouverte sur une poitrine noire et velue, grosse chaîne en or où pendait un Jésus avec des diamants dans les yeux, deux baguouses à chaque main, des Ray Ban sur le nez. Cette expression, mia, venait d’Italie. De chez Lancia. Ils avaient lancé une voiture, la Mia, dont l’ouverture dans la fenêtre permet de sortir son coude sans avoir à baisser la vitre. C’était trop, pour le génie marseillais !

Des mias, il y en avait plein les bistrots. Frimeurs, magouilleurs. Beaufs. Ils passaient leurs journées devant leur comptoir, à boire des Ricard. Accessoirement, il leur arrivait de travailler un peu.

Celui-là, il devait rouler dans une Renault 12 couverte de phares, avec Dédé & Valérie écrit devant, des peluches qui pendent, de la moquette sur le volant. Il tourna une page. Son regard s’arrêta sur l’entrecuisse d’une blonde plantureuse. Puis il daigna lever les yeux vers moi.

— C’est pour quoi ? dit-il avec un fort accent corse.

Je lui montrai ma carte. Il la regarda à peine, comme s’il la connaissait par cœur.

— Vous arrivez à lire ? je lui dis.

Il baissa légèrement les lunettes sur son nez, me regarda avec indifférence. Parler semblait l’épuiser. Je lui expliquai que je voulais savoir qui conduisait la Renault 21, immatriculée 675 JLT 13, samedi soir. Une histoire de feu rouge grillé sur l’avenue des Aygalades.

— ‘Vous déplacez pour ça, maintenant ?

— On se déplace pour tout. Sinon les gens écrivent au ministre. Y a eu une plainte.

— Une plainte ? Pour un feu rouge grillé ?

Le ciel lui tombait sur la tête ! Dans quel monde on vivait !

— C’est plein de piétons fous, je dis.

Ce coup-ci, il ôta ses Ray Ban et me regarda attentivement. Des fois que je me paierais sa gueule. Je haussai les épaules, l’air las.

— Ouais, et c’est nous qu’on paye, bordel ! Seriez mieux à perdre moins d’temps dans ces conneries. C’qu’on a besoin, c’est de sécurité.

— Sur les passages piétons aussi. Il commençait à me courir. Nom, prénom, adresse et téléphone du chauffeur ?

— S’il doit se présenter au commissariat, je lui dirai.

— C’est moi qui convoque. Par écrit.

— Vous êtes de quel commissariat ?

— Bureau central.

— Je peux revoir votre carte ?

Il la prit, nota mon nom sur un bout de papier. J’eus conscience de franchir la ligne blanche. Mais il était trop tard. Il me la rendit, presque avec dégoût.

— Montale. Italien, non ? J’approuvai. Il sembla partir dans une grande réflexion, puis me regarda : On peut toujours s’arranger, pour un feu rouge. On vous rend assez de services comme ça, non ?

Encore cinq minutes de ce babillage et j’allais l’étrangler avec sa chaîne en or, ou lui faire bouffer son Jésus. Il feuilleta un registre, s’arrêta sur une page, fit courir son doigt sur une liste.

— Pascal Sanchez. Vous notez ou faut que j’écrive ?

 

Pérol me fit le point sur la journée. 11 heures 30. Un mineur pris pour vol à l’étalage, chez Carrefour. Une broutille, mais il avait fallu tout de même alerter les parents et dresser une fiche. 13 heures 13. Une bagarre dans un bar, Le Balto, chemin du Merlan, entre trois Gitans, et une fille au milieu. Tout le monde avait été embarqué, puis aussitôt relâché, faute de plainte. 14 heures 18. Appel radio. Une mère de famille débarque au commissariat du secteur, avec son gamin sévèrement contusionné au visage. Une affaire de coups et blessures volontaires à l’intérieur du lycée Marcel-Pagnol. Convocation des auteurs présumés et de leurs parents. Confrontation. L’histoire avait duré tout l’après-midi. Ni drogue, ni racket. Apparemment. À suivre quand même. Sermon aux parents, avec l’espoir que ça serve à quelque chose. La routine.

Mais la bonne nouvelle, c’est qu’on avait enfin un moyen de coincer Nacer Mourrabed, un jeune dealer qui opérait sur la cité Bassens. Il s’était battu la veille au soir en sortant du Miramar, un bar de l’Estaque. Le type avait porté plainte. Mieux : il l’avait maintenue, et s’était présenté au commissariat pour faire sa déposition. Beaucoup se dégonflaient, et on ne les revoyait jamais. Même pour un vol, sans violence. La peur. Et le manque de confiance dans les flics.

Mourrabed, je le connaissais par cœur. Vingt-deux ans, placé sept fois en garde à vue. La première fois, il avait quinze ans. Une bonne moyenne. Mais c’était un malin. On n’avait jamais rien pu retenir contre lui. Cette fois-ci peut-être.

Il dealait à grosse échelle depuis des mois, mais sans se mouiller. Des gosses de quinze-seize ans travaillaient pour lui. Ils faisaient le sale boulot. L’un trimballait la came, l’autre touchait le fric. Ils étaient huit-dix comme ça. Lui, assis dans sa voiture, surveillait. Il ramassait plus tard. Dans un bar, dans le métro ou le bus, au supermarché. Ça changeait tout le temps. Personne n’essayait de le doubler. Il y eut une entourloupe, une fois. Il n’y en eut pas deux. Le petit malin s’était retrouvé avec une balafre sur la joue. Et bien sûr, il n’avait pas moufté contre Mourrabed. Il pouvait risquer pire.

On était tombé plusieurs fois sur les mômes. Mais en vain. Ils préféraient la taule que de cracher le nom de Mourrabed. Quand on chopait celui qui avait la came, on lui tirait son portrait, on lui faisait une fiche. Et on le relâchait. Ce n’était jamais des doses assez fortes pour tenir une inculpation. On avait essayé, on s’était fait jeter par le juge.

Pérol proposait qu’on serre Mourrabed au pieu, demain au réveil. Ça m’allait. Avant de partir, tôt pour une fois, Pérol me dit :

— Pas trop dur, le cimetière ? Je haussai les épaules, sans répondre. J’aimerais que tu viennes manger chez nous, un jour.

Il partit sans attendre la réponse, ni sans dire au revoir. Pérol était aussi simple. Je pris le relais pour la nuit, avec Cerruti.

Le téléphone sonna. C’était Pascal Sanchez. J’avais laissé un message à sa femme.

— Hé ! Jamais grillé de feu rouge, moi. Vé ! Surtout pas là où qu’vous dites. Qu’j’y vais jamais dans ces coins. Y a que des crouilles.

Je ne relevai pas. Sanchez, je voulais me l’amener en douceur.

— Je sais, je sais. Mais y a un témoin, m’sieur Sanchez. Celui qui a relevé votre numéro. C’est sa parole contre la vôtre.

— C’est à quelle heure, qu’vous dites ? dit-il après un silence.

— 22 heures 38.

— Impossible, répondit-il sans hésiter. À ct’heure-là, j’ai fait une pause. J’ai bu un verre au Bar de l’Hôtel de Ville. Té, j’ai même acheté des clopes. Y a des témoins. Vé, je vous mens pas. J’en ai au moins quarante.

— J’ai pas besoin d’autant. Passez au bureau demain, vers onze heures. Je prendrai votre déposition. Et les nom, adresse et téléphone de deux témoins. Ça devrait s’arranger facile.

Avant que Cerruti n’arrive, j’avais une petite heure à tuer. Je décidai d’aller boire un verre chez Ange, aux Treize-Coins.

— Y a le petit qui te cherche, me dit-il. Tu sais, çui-là que t’as amené samedi…

Après avoir avalé un demi, je partis à la recherche de Djamel. Je n’avais jamais autant traîné dans le quartier depuis mon affectation à Marseille. Je n’y étais revenu que l’autre jour, pour tenter de rencontrer Ugo. Toutes ces années, je m’en étais toujours tenu à la périphérie. La place de Lenche, la rue Baussenque et la rue Sainte-Françoise, la rue François-Moisson, le boulevard des Dames, la Grand-Rue, la rue Caisserie. Ma seule incursion, c’était le passage des Treize-Coins, et le bar d’Ange.

Ce qui me surprenait maintenant, c’est que la rénovation du quartier avait quelque chose d’inachevé. Je me demandai si les nombreuses galeries de peintures, boutiques et autres commerces attiraient du monde. Et qui ? Pas les Marseillais, j’en étais sûr. Mes parents n’étaient jamais revenus au quartier, après leur expulsion par les Allemands. Les rideaux de fer étaient tirés. Les rues désertes. Les restaurants vides, ou presque. Sauf Chez Étienne, rue de Lorette. Mais cela faisait vingt-trois ans qu’il était là, Étienne Cassaro. Et il servait la meilleure pizza de Marseille. « Addition et fermeture selon humeur », avais-je lu dans un reportage de Géo sur Marseille. L’humeur d’Étienne nous avait souvent nourris gratis, Manu, Ugo et moi. En gueulant après nous. Des fainéants, des bons à rien.

Je redescendis la rue du Panier. Mes souvenirs y résonnaient plus que le pas des passants. Le quartier n’était pas encore Montmartre. La mauvaise réputation durait. Les mauvaises odeurs aussi. Et Djamel était introuvable.

 

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